ÉLECTIONS AMERICAINES : LA FIN DE L’EXCEPTIONNALISME AMÉRICAIN
Raphael Gallardo, chef économiste de Carmignac, et Kevin Thozet, membre du comité d’investissement, analysent l’impact que pourraient avoir les résultats de la présidentielle américaine sur l’économie, les marchés et l’allocation d’actifs.
- L’élection se déroule dans un contexte financier plus fragile que ne le laissent supposer les performances récentes de l’économie américaine.
- Une victoire totale des Républicains serait inflationniste et aggraverait dangereusement le déficit public. Les rendements obligataires augmenteraient fortement.
- Au contraire, en cas de victoire totale des Démocrates, Harris financerait son agenda social et dirigiste par une forte hausse de la fiscalité du capital, fragilisant ainsi un marché actions déjà onéreux.
- Un gouvernement divisé offrirait un rempart face au populisme prôné par les deux camps, au grand soulagement des marchés.
Impact des différents scénariosImpact annualisé en 2025-2026 par rapport à la tendance actuelle, selon les estimations de Carmignac au 21/10/2024 |
L’économie, enjeu paradoxal de l’election
Raphaël Gallardo
Les Etats-Unis ont connu la reprise postpandémique la plus vigoureuse de toutes les grandes économies développées. Néanmoins, cette longue expansion est entrée dans une phase de ralentissement : l’impulsion donnée par les plans budgétaires massifs de l’ère Covid s’estompe, un dollar fort pénalise le secteur manufacturier, et des taux réels élevés – nécessaires pour endiguer l’inflation – pèsent sur la demande dans les secteurs les plus cycliques, comme la construction et l’immobilier.
Les consommateurs portent encore le flambeau de la croissance, mais ce dynamisme repose de plus en plus sur les ménages les plus aisés, plus à même de monétiser les effets richesse engrangés sur leurs portefeuilles boursiers. Dans un dangereux renversement de perspective, la poursuite de la croissance dépend de la capacité d’un marché actions déjà cher à constamment générer des plus-values.
Le vieillissement de la population, l’élargissement des filets de protection sociale et les subsides à la transition énergétique ont creusé le déficit budgétaire américains qui, à 7 % du PIB, atteint des niveaux inédits, hors périodes de récession, guerre ou pandémie.
Le paradoxe de cette élection est que, malgré huit années de surperformances cyclique et boursière, la frustration tenace des électeurs vis à vis de leur situation financière a incité les deux principaux candidats à s’engouffrer sur la voie du populisme économique.
La future administration héritera donc d’une économie plus fragile que ne le laissent supposer ses performances récentes, et l’irruption du populisme au centre du discours politique pourrait, en cas de gouvernement unifié, forcer les marchés à reconsidérer les perspectives de long terme de l’économie américaine, quitte à surréagir d’emblée afin de forcer les gouvernants à la tempérance.
C’est la fin de l’exceptionnalisme américaine : quel qu’en soit le résultat, cette élection pourrait bien changer fondamentalement les moteurs d’une économie enviée dans le monde entier depuis des décennies.
Scénarios de résultats
Compte tenu de la forte probabilité que le Sénat passe aux mains des républicains et que le vainqueur de la Maison Blanche remporte la Chambre des représentants, nous avons réduit l’éventail des possibilités à quatre scénarios.
mplications pour les marchés – Kevin Thozet
Le retour des « Reaganomics » devrait d’abord prolonger la tendance haussière sur les marchés actions et le cycle économique jusqu’en 2025. Cependant, le programme favorable aux entreprises de M. Trump se ferait au prix de taux réels plus élevés, qui pèseraient sur le système financier mondial.
Concernant les actions, les petites et moyennes capitalisations et le secteur financier devraient bénéficier de l’assouplissement de la régulation et des baisses d’impôts. Les valeurs de consommation d’un cycle qui dure. Les valeurs manufacturières des mesures de protectionnisme. Et le secteur pétrolier et gazier (services et infrastructures surtout) de la priorité donnée à la production nationale.
Pour l’omnipotent secteur technologique, les perspectives sont plus mitigées, les tensions commerciales avec la Chine pourraient avoir un impact négatif sur les chaînes d’approvisionnement mondiales d’entreprises globalisées telles que Nvidia ou Apple.
Mais la revue à la hausse des perspectives de croissance et d’inflation, ainsi que la mise à l’épreuve de l’indépendance de la Fed, verront une remontée globale des taux obligataires. Si l’ensemble des ponts de courbe devraient être touchés, les maturités les plus longues devraient être les plus affectées (dans un mouvement de pentification).
Les pressions à la hausse sur les taux d’intérêts devraient peser sur les actifs à duration longue (les valeurs de croissance) ainsi que sur les valeurs défensives, d’autant que les valorisations actuelles de ces segments de la cote sont particulièrement élevées.
Du côté des marchés obligataires, la bonification des prévisions de croissance (du moins sur le plan cyclique), la révision en hausse des anticipations d’inflation et les questions relatives à la juste compensation requise pour détenir des obligations à long terme plaident en faveur d’une approche flexible, mais prudente, dans la gestion des stratégies de taux d’intérêt et d’une préférence pour les taux réels (c’est-à-dire ajustés de l’inflation) aux taux nominaux.
Le dollar américain serait confronté à des forces opposées entre les interférences de D. Trump vis-à-vis de la Fed, la prolongation de l’exceptionnalisme américain et la menace de nouveaux tarifs douaniers. Ces derniers, qui sont au cœur du programme économique du candidat républicain, causeraient vraisemblablement une flambée du billet vert. Si le dollar finissait par s’affaiblir en raison des sorties de capitaux des investisseurs étrangers, cela irait de pair avec la baisse des actions américaines.
Scénario 2 : Vague bleue (Démocrates)
Implications économiques – Raphaël Gallardo
Kamala Harris a essentiellement un programme de redistribution sociale qui prévoit 5 à 7 000 milliards de dollars sur dix ans de réductions d’impôts et de dépenses sociales pour la classe moyenne, financées par des hausses d’impôt sur les sociétés et les ménages aisés.
En supposant que les démocrates disposent d’une majorité, même faible, dans les deux chambres du Congrès, la présidente Harris pourrait faire passer la plupart de ces mesures par le biais d’une procédure de réconciliation, malgré l’absence d’une super-majorité au Sénat (les mesures auraient alors une durée de vie limitée à 10 ans).
Le lobbying intense de K Street et la réticence des démocrates modérés finiraient par édulcorer le projet de loi fiscale. Toutefois, le principal heurt d’un tel plan serait une forte révision à la baisse des perspectives de bénéfices par actions des actions américaines.
La bonne santé du marché des actions américain a été le principal moteur de croissance de la consommation des ménages. Une détérioration brutale du marché action aggraverait le ralentissement de l’économie. Il incomberait alors à la Fed d’accélérer le rythme des baisses de taux afin de garantir un atterrissage en douceur de l’économie en 2025.
Implications pour les marchés – Kevin Thozet
La plateforme de taxes et de dépenses des démocrates peut se résumer par la mise en place de dépenses sociales additionnelles financées par des augmentations d’impôts, limitant ainsi l’impact sur les taux longs.
Les coupes dans les dépenses discrétionnaires, comme la défense, menées en parallèle d’un durcissement de réglementaire et de la fiscalité des entreprises auraient un impact négatif sur les prévisions de bénéfices et sur le rendement du capital investi ; pesant ainsi sur la valorisation des marchés actions et du dollar.
Nous anticipons un impact négatif de -6 % sur la croissance des bénéfices par action pour 2025 compte tenu d’une augmentation de l’impôt sur les sociétés de 21 % à 28 %. De telles mesures pèseraient également sur les multiples de valorisations. En moyenne, les actions du S&P 500 sont valorisées à 22 fois les bénéfices de l’année prochaine, reflétant notamment les marges bénéficiaires exceptionnelles dont bénéficies les entreprises américaines. Un taux d’imposition de 28 % mettrait les États-Unis sur un pied d’égalité avec des pays comme les Pays-Bas, le Canada ou la France, où ces mêmes ratios cours/bénéfices sont en moyenne 7 fois inférieurs à ceux de leurs homologues américains.
La politique de K. Harris pourrait stimuler les dépenses de consommation des ménages aux revenus modestes à intermédiaires, tandis que les ménages aux revenus les plus élevés (le quartile supérieur dans la distribution des revenus représente près de 50 % de la consommation totale des États-Unis) seraient affectés négativement. En conséquence, les segments proposant des biens de consommation à « prix faibles » pourraient en tirer parti au détriment des segments « haut de gamme ». En période d’incertitude boursière, le secteur de la consommation de base devrait surperformer celui de la consommation discrétionnaire. En outre, ce premier devrait également être moins affecté par la hausse de l’IS.
Le secteur de l’immobilier bénéficierait des plans visant à construire des millions de logements supplémentaires et à aider les primo-accédants à la mise de fonds hypothécaire. Les secteurs de la santé et des énergies renouvelables pourraient également prospérer ; au cours de sa vice-présidence Kamala Harris a largement contribué à la mise en œuvre de politiques sans précédent favorisant l’accès aux soins et la lutte contre le changement climatique.
Sur les marchés des taux, une forme de « responsabilité budgétaire » (fût-elle limitée, le budget démocrate continuerait à afficher un déficit supplémentaire estimé à +0,7 %), des hausses d’impôts et un risque de dynamique récessive maintiendraient probablement les rendements obligataires dans des limites acceptables. Après une phase transitoire de hausse des taux à la faveur d’une croissance économique plus optimiste, les retombées négatives de la baisse des marchés d’actions sur l’appétit pour le risque et la confiance des consommateurs viendraient peser sur les rendements des obligations souveraines.
Scénario 3 : Gouvernement divisé : Président républicain, Sénat républicain, Chambre démocrate
Implications économiques – Raphaël Gallardo
Même s’il ne contrôle pas la Chambre des représentants, Donald Trump pourrait encore mettre en œuvre certains piliers de son programme : imposer des droits de douane, fermer les frontières, réaffecter certains fonds fédéraux au financement d’une campagne d’expulsion, et déréglementer l’économie par le biais de décrets ou par la nomination de juges favorables au monde des affaires.
En revanche, il ne pourrait faire adopter toutes les réductions d’impôts promises. Certes, les démocrates accepteraient probablement de reconduire certaines des réductions d’impôts de 2017 bénéficiant aux classes moyennes, mais l’expiration des autres exemptions fiscales fin 2025 mènerait à un resserrement budgétaire significatif.
Dans l’ensemble, ce cocktail serait nettement stagflationniste (PIB en baisse de 1,6 pt par rapport au potentiel, inflation en hausse de 0,6 %).
L’ampleur du ralentissement convaincrait probablement Trump d’atténuer certaines de ses mesures phares, mais les marchés financiers pâtiraient toujours d’une réintégration d’une prime de risque de stagflation dans les obligations et les actions.
Scénario 4 : Gouvernement divisé : Président démocrate, Sénat républicain, Chambre démocrate
Implications économiques – Raphael Gallardo
Le programme de Kamala Harris étant principalement constitué de politiques de redistribution, la non-maîtrise du processus budgétaire (qui nécessite l’approbation des deux chambres) signifie que son projet politique serait mort-né.
Si les démocrates contrôlent une des deux chambres (vraisemblablement la Chambre des Représentants), ils pourraient parvenir à un compromis sur le renouvellement des réductions d’impôts de 2017 en échange d’une augmentation des dépenses sociales. Dans ce cas, l’orientation budgétaire pourrait devenir plus positive d’ici la fin de l’année et faciliter la poursuite d’un atterrissage en douceur, avec l’aide d’une Fed engagée sur une trajectoire méthodique de baisse des taux.
(Scénarios 3 & 4) Implications pour les marchés – Kevin Thozet
Les gouvernements divisés ont été associés à des périodes de volatilité contenue et de bonnes performances pour les marchés. Une cohabitation à l’américaine impliquerait des concessions qui verrait une impulsion budgétaire positive, c’est-à-dire rien de galvanisant mais rien de dramatique non plus. En outre, cela viendrait réfréner les mesures les plus « populistes » des deux candidats. Les marchés préfèrent la stabilité de l’impasse à l’incertitude de la lutte partisane.
Dans le cadre d’une présidence Trump, des décrets lui permettraient d’adopter certaines de ses mesures les plus inflationnistes, mais sans le contrôle total des deux chambres, le champ d’action pour la mise en œuvre de ses politiques les plus favorables à la croissance serait limité. Un contexte qui le verrait probablement faire marche arrière sur certaines mesures ; mais avec le risque qu’il ne se rétracte que dans un second temps, une fois la perspective néfaste de voir et des prix plus élevés et une croissance plus faible (« stagflation ») reflétée dans les marchés financiers.
Néanmoins, quel que soit le vainqueur de la présidentielle américaine, la probabilité accrue d’une paralysie du Congrès pourrait, de manière contre-intuitive, se traduire par un environnement de marché favorable au début de 2025. La réinstauration du plafond de la dette conduirait à l’injection de nouvelles liquidités dans le système, le Trésor américain puisant (à nouveau) dans son compte de dépôt auprès de la Fed. De même, compte tenu de la difficulté pour un gouvernement divisé d’adopter d’importantes mesures de stimulus budgétaire, la Réserve Fédérale pourrait être amenée à assurer la plus grande partie du soutien à l’économie sans avoir à se préoccuper du retour des pressions inflationnistes.
En termes de secteurs, les valeurs de croissance qui dépendent moins (ou, dans certains cas, ne dépendent pas) du cycle économique pour se développer seront censément les plus courues. En revanche, celles les plus dépendantes des dépenses publiques ou de l’évolution du cadre réglementaire – comme les services environnementaux – ainsi que les entreprises les plus tributaires de la confiance et des dépenses des ménages, comme les services financiers, seront à la traîne, à l’exception du secteur des infrastructures, qui pourrait bénéficier d’accords bipartisans.