Le recul silencieux des distributeurs de billets : symptôme discret d’une transition monétaire

C’est un phénomène qui avance sans fracas, mais dont les implications sont profondes. En 2024, le nombre de distributeurs automatiques de billets (DAB) en France a poursuivi sa baisse entamée il y a plus d’une décennie. Cette disparition progressive, quasi invisible dans les centres urbains, mais de plus en plus sensible dans les zones rurales et les petites communes, illustre une mutation monétaire plus vaste : celle du lent effacement de l’argent liquide dans nos sociétés.

Un recul mesuré, mais constant

D’après les chiffres de la Banque de France, le nombre de DAB installés sur le territoire a diminué de plus de 3 % en 2024, portant la baisse totale à environ 25 % sur les dix dernières années. Ce mouvement, amorcé dès les années 2010, s’est accéléré avec la crise sanitaire de 2020, qui a vu les paiements sans contact s’imposer dans la vie quotidienne. À la fois pour des raisons sanitaires et de confort, les Français ont pris l’habitude de régler leurs achats par carte ou smartphone, réduisant mécaniquement la demande de billets physiques.

Les grandes banques, confrontées à des impératifs de rationalisation des coûts, ont saisi cette opportunité pour fermer des guichets, mutualiser des services ou externaliser la gestion de leur réseau de distributeurs. En 2023, le lancement du réseau Cash Services, regroupant plusieurs établissements autour de distributeurs communs, marquait une inflexion stratégique : l’argent liquide devenait un service partagé, et non plus un attribut identitaire de chaque enseigne.

La fin d’un objet de civilisation ?

Au-delà des considérations économiques, la raréfaction des distributeurs soulève une interrogation d’ordre civilisationnel. Le DAB, apparu en France au début des années 1970, fut pendant près de cinquante ans le symbole d’une société moderne, offrant à chacun une autonomie financière immédiate, accessible à toute heure du jour et de la nuit. Il cristallisait une conquête silencieuse : celle de l’individu désormais maître de ses retraits, affranchi des horaires bancaires et des guichets.

Sa disparition progressive signe peut-être la fin d’un cycle dans notre rapport à la monnaie. La dématérialisation s’impose : les paiements numériques, les transferts instantanés, la montée des portefeuilles électroniques déplacent la circulation monétaire vers l’invisible. L’argent liquide, autrefois incarnation tangible de la valeur, devient un objet marginal, parfois suspecté (d’évasion, de fraude, de marginalité).

Une fracture territoriale et sociale

Mais tous les Français ne vivent pas cette transformation de manière homogène. En zone rurale ou périurbaine, l’éloignement du dernier distributeur peut signifier plusieurs kilomètres de déplacement pour retirer quelques billets. Pour les personnes âgées, les populations peu bancarisées, ou simplement réfractaires au numérique, la disparition des DAB renforce un sentiment d’exclusion fonctionnelle.

L’État, conscient de cet enjeu, a tenté de garantir un « droit d’accès au cash ». Un décret de 2023 a prévu des zones prioritaires de réimplantation et des incitations aux distributeurs mobiles ou mutualisés. Mais ces réponses restent ponctuelles face à une dynamique structurelle. Le recul du cash n’est pas une décision politique : c’est une tendance économique et sociétale portée par la technologie, les usages et la transformation des modèles bancaires.

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